Religion
Quelques compléments de lecture autour du livre

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  • Dernière édition : 12 jan. 2021

L'exégèse expliquée

Exégèse: Interprétation philologique et doctrinale d’un texte dont le sens, la portée sont obscurs.

Les corpus de “livres saints” des confessions chrétiennes sont très similaires; donc comment se fait-il que des études sérieuses et opiniâtres de théologiens sur ces textes, arrivent à des conclusions si discordantes ? Ces divergences intellectuelles s’obtiennent en fait à partir de mécanismes très simples.

Le conflit de traduction

Idée suprenante, la Parole de Dieu a été semée chez des peuples à l’écriture très lacunaire (les voyelles ont beaucoup de mal à être retranscrites en hébreu…), et dont la langue n’offrait pas certaines fonctionnalités bien pratiques pour la clarté, tels les comparatifs (plus que, moins que…).

On aboutit donc à des traductions parfois choquantes (« Celui qui vient à moi sans haïr son père, sa mère… » au lieu de « sans me préférer à »), parfois hilarantes (parlant de Moïse, « son visage était cornu » au lieu de « rayonnant de lumière » dans Ex 34,29). Des traductions qui démontrent en tout cas l’absence totale d’« inspiration » des traducteurs, si pieux soient-ils.

Comme le notent Jean Joncheray et René Nouailhat dans “Enquête sur les traductions de la Bible” (1999), même des notions simples arrivent à prendre des formes surréalistes, lorsqu’elles passent entre les mains des traducteurs : « Prendre quelques Bibles, parmi les plus connues ou les plus répandues. Comparer les différentes versions du début de la Genèse. Lors de la création des animaux, au verset 21 du chapitre premier, les grands poissons (Segond 2, polyglotte, français courant, témoins de Jéhovah) deviennent de grands animaux marins (Frossard), de grands monstres marins (TOB), de grands dragons (Dhorme), de grands serpents de mer (Bible de Jérusalem), de grands cétacés (Bible d’Alexandrie), des cétacés énormes (Bible Juive), de grands animaux aquatiques (Crampon), d’énormes monstres marins (Segond 1), ou de grands crocodiles (Chouraqui) ! »

« Toute traduction est une trahison », affirment certains. En ce qui concerne la Bible, c’est devenu un fait empirique.

Le conflit de niveau de lecture

Même lorsqu’il n’existe pas de controverse possible sur la signification d’un passage biblique, les chrétiens peuvent avoir des avis très discordants sur sa pertinence. Car comme chacun le sait, le patchwork de textes rassemblé dans la Bible a subi une mise en place très chaotique; avec des textes ajoutés, mélangés, retirés, au gré des tribulations populaires, des sélections (l’éjection des évangiles apocryphes…), et des diverses traductions - de langues mortes en langues quasiment mortes. Le tout manque singulièrement de certitudes; tant au niveau de la chronologie et de la source des textes, que du style littéraire sous lequel appréhender chacun.

En fonction de ce que l’on cherche à démontrer, il est donc facile de jouer avec ces leviers. Un mot nous gêne-t-il ? C’est un « ajout tardif », une « métaphore », ou (en revenant au point précédent) une erreur de traduction. Nous intéresse-t-il ? Le voilà devenu le centre névralgique de tout le chapitre, une expression directement dictée par l’Esprit saint, aussi bien à l’auteur qu’aux traducteurs successifs.

« Mais cette sorte de démon ne sort que par la prière et par le jeûne » lit-on en Matthieu 17, 21. Certains se lancent dans des harangues sur l’efficacité de la privation pour obtenir des charismes, tandis que d’autres voient dans ce « et par le jeûne » un complément intrus, rajouté ultérieurement, qui nous leurre en donnant à la faim des effets « martiaux » ou « magiques ». Qui a tort, qui a raison ?

« Amen, je vous le dis : personne n’aura quitté, à cause de moi et de l’Évangile, une maison, des frères, des soeurs, une mère, un père, des enfants ou une terre, sans qu’il reçoive, en ce temps déjà, le centuple : maisons, frères, soeurs, mères, enfants et terres, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle. » a-t-on aussi, dans Marc 10, 28-31. Au milieu des belles promesses, le « avec des persécutions » tombe comme un cheveu sur la soupe. Certains y lisent donc une maladroite « rectification », de la part des premiers chrétiens, qui sont un peu perturbés de voir arriver le martyre au lieu des biens matériels et familiaux annoncés. Mais d’autres assurent le contraire : Jésus avait bel et bien prévenu que, pour ses fidèles, le miel serait copieusement dilué dans le vinaigre. Qui a tort, qui a raison ?

Si l’histoire du peuple de Dieu n’est pas vraie, alors notre foi est vaine, se disent de nombreux prêcheurs. D’où la nécessité de lire littéralement les livres des Patriarches ou de l’Exode, quitte à buter sur les chronologies assez décousues, ainsi que sur les interventions divines bien moins discrètes que ce qui se fait actuellement. Mais voilà que d’autres, sur la même lancée, veulent aussi prendre de façon historique la Génèse. Et l’on aboutit aux comédies sans fin des créationnistes, des membres de la « Flat Earth Society », et des autres mouvements cherchant à refaire l’Histoire de l’Univers à partir de quelques mythes gribouillés sur des tablettes d’argile ou des parchemins. Pendant ce temps, les découvertes archéologiques les plus récentes semblent infirmer des épisodes bibliques tout à fait crédibles, comme les déambulations des patriarches ou bien l’Exode. Qui a tort, qui a raison ?

Les courants modernistes n’ont pas de mal à reléguer les forces démoniaques ainsi que les miracles de Jésus au rang des illusions de masse, pendant que d’autres voient, dans les très probables massacres imputables au peuple hébreu, de simples symboles de nos combats spirituels intérieurs. Et l’on discute toujours le degré de véracité à accorder à tous les chiffres avancés par la Bible (144.000 élus seulement ? 40 jours au désert sans manger ni boire ? Mathusalem est mort à quel âge, dites-vous ?). Qui a tort, qui a raison ?

Les vides théologiques

Malgré son imposant verbiage, la Bible ne répond pas à toutes les questions des hommes. Disons-le même plus clairement : si elle détaille avec un soin infini des généalogies, des péripéties et des discours absolument sans intérêt ou révoltants, elle a pris soin de ne presque pas répondre aux interrogations morales et eschatologiques de l’être humain ; aucun dilemme moral un tant soit peu crédible n’y est correctement traité, et pour ce qui est de l’au-delà, il faudra se contenter de s’imaginer les humains devenus « comme des anges » (Matthieu 22, 30), c’est-à-dire comme quelque chose dont nul humain commun n’a la moindre idée. D’où la porte grande ouverte aux innovations plus ou moins divinement inspirées.

Nous apprenons dans le livre des Macchabées que Judas Macchabée « fit faire pour les morts ce sacrifice expiatoire, afin qu’ils fussent absous de leurs péchés. » (Macchabées 2, 12-45). Des sacrifices humains ou animaux, des cérémonies en toutes occasions, la Bible en regorge. Mais ce passage est à peu près le seul fondement biblique de la prolifique doctrine du Purgatoire, dans l’Église Catholique. De façon semblable, puisque rien ne statuait, dans les saints écrits, sur le sort des morts-nés, les Limbes et bien d’autres hypothèses sophistiquées vinrent combler ce vide théologique ; certains mystiques décrirent donc en détail cette « béatitude incomplète », jusqu’à ce que le Saint Office ne la requalifient par surprise en « hypothèse théologique abandonnée ».

Et la Tradition Catholique, si honnie par les mouvements protestants, n’est pas la seule à bâtir des cathédrales doctrinales sur du sable ; il existe une tendance naturelle, toutes confessions confondues, à extrapoler de grands systèmes à partir de quelques vagues paraboles ou prophéties. Que l’on consulte à ce sujet toutes les prédictions (parfois dates à l’appui - et dans ce cas toujours contredites par le temps), les suspicions (complots, antéchrists…), les statistiques (combien d’élus, combien de temps pour chaque phase du plan ?) qui entourent les fins dernières ; ou bien les foisonnants systèmes autour de la question du Mal et de la souffrance ; ou encore le pandémonium théologique qui entoure la communion et la transsubstantiation : chaque sous-confession chrétienne a des thèses bien précises sur le sujet, qui mettent parfois les autres dénominations en danger de « mauvaise communion » - et donc de terrible péché.

C’est ainsi : croître spirituellement avec « rien que la Bible » est une aspiration de nombreux chrétiens; mais sans interprétation, ce recueil ne signifie pas grand-chose, et une fois interprété, il donne naissance à des ensembles doctrinaux volumineux et très instables.

Le picorage (ou cherry-picking)

Une énième façon de diverger radicalement dans sa conception de la foi, c’est de se concentrer sur des parties différentes de la Bible. Ainsi, l’Église Catholique a longtemps proscrit l’étude à titre personnel de l’Ancien Testament - bien qu’elle se soit pas allée jusqu’à le rejeter, comme le firent les marcionites. Ce très volumineux recueil hébraïque est, aujourd’hui encore, fortement occulté par les quelques livres du Nouveau Testament ; et hormis les dix commandements, la quasi-intégralité des lois qui y sont écrites noir sur blanc (circoncision, ablutions, prescriptions de pureté, code civil et religieux…) est délaissée par les chrétiens.

Jésus n’était-il pourtant pas venu « accomplir, et non abolir » ? N‘avait-il pas promis que pas un seul iota de la loi ne passerait, avant que « tout soit arrivé » ? Mais lui-même négligeait superbement certaines prescriptions liées au Sabbat ou à la lapidation… Entre le Jésus légaliste et le Jésus anti-légaliste (saint Paul étant pour beaucoup dans la partie), les polémiques n’ont toujours pas cessé. Mais les faits sont là : bien des lois clairement énoncées au peuple juif sont aujourd’hui méprisées par les courants chrétiens majoritaires, tandis que d’autres servent encore à condamner sévèrement d’infimes péchés de chair. Et dans le même temps, quelques dévots vont à la pêche aux citations ancestrales pour promouvoir le sionisme ou la peine de mort.

Les témoins de Jéhovah, dans leur douteux dogmatisme, sont plus “cohérents” que d’autres : le sacré dont ils entourent le sang (interdisant même criminellement les transfusions sanguines) est explicité depuis la Genèse (« Seulement, vous ne mangerez point de chair avec son âme, avec son sang » en Genèse 9, 4) jusqu’aux actes des apôtres (« mais de leur écrire qu’ils s’abstiennent des souillures des idoles, et de la fornication, et de ce qui est étouffé, et du sang » en Actes 15, 20). Comment oser, comme nombre de chrétiens, aller chercher des anathèmes dans l’Ancien Testament, ou respecter le jeûne chrétien, si l’on n’est pas même capable d’assumer les ordonnances les plus récemment actualisées ?

Et cette sélectivité se fait jusqu’à des niveaux bien plus fins, à l’intérieur même des confessions religieuses, et à l’intérieur même des passages bibliques. De bienveillants curés catholiques prennent soin d’oublier, dans certains choix de textes ou dans leurs homélies, les passages un peu trop corsés de la Bible. Ils ne se font que mieux remonter les bretelles par leurs confrères, qui voient là une infâme distorsion de la parole de Dieu (potentiellement un péché mortel), au motif que cette parole doit être livrée “dans son intégralité” pour agir efficacement.

Rappelons-nous, en outre, qu’une sélection suffisamment finie permet de jouer sur les autres tableaux de divergence doctrinale, en transformant un passage de récit historique en prophétie accomplie, une anecdote sans importance en prescription légale, ou un récit d’une noirceur sans fin en conte digne de Walt Disney. Les citations hors contextes et les omissions plus ou moins discrètes : une véritable manne pour la créativité théologique.

Conclusion: la Bible polymorphe

Les papes l’ont souvent rappelé : les plus mortifères hérésies ne viendront pas d’un rejet de la Bible, mais bien de sa mauvaise interprétation. N’est-il donc pas surprenant, ce livre sacré ? Lui qui a servi de fondement aux plus grandes religions monothéistes, sans jamais empêcher leur infiniment profonde désunion ? Lui qui a généré tant de dogmes tout en soutenant, dans la foulée, les hérésies correspondantes ? Ce « roc théologique» capable de changer de son de cloche à chaque paragraphe, et de servir d’argumentaire en faveur de n’importe quelle idéologie, de la plus angélique à la plus démoniaque ?

Il semble que personne n’arrivera jamais à faire de « Mein Kampf » et de « La Marseillaise » des hymnes à l’amour universel ; pas plus que l’on n’arrivera à faire de la «Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948» un fer de lance du stalinisme ou du fascisme. Mais la « parole vivante » de Dieu est d’une autre trempe. Elle dit moins ce qu’elle a à dire, mais ce que vous voulez qu’elle dise. Vous y trouverez toujours de quoi conforter vos idées, de l’autorisation du sacrifice humain à l’interdiction formelle de manger du porc, de l’homophobie violente à l’homophilie tranquille (http://www.davidetjonathan.com/), de l’optimisme béat au pessimisme sans fond.

Triturez les vieux récits historiques, et vous obtiendrez des prophéties annonçant votre propre qualité d’Oint de Dieu, ou certains châtiments à destination de vos adversaires. Ces prophéties ne se réalisent pas comme prévu ? Ce n’est pas un problème: « une prophétie biblique n’a pas un caractère d’inéluctabilité, mais plutôt d’avertissement sur ce qui pourrait arriver en cas de non-conversion ».

Certains verront dans tout ceci une faveur divine, une marge de liberté offerte aux humains. D’autres se diront que, de guerres de religions en controverses stériles, la chrétienté aurait gagné à avoir une source spirituelle moins fluctuante.

Pascal Bonchamp
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